CHAPITRE 17
Le voyage vers le sud fut un petit cauchemar. L’aéroport, tout juste réouvert après les orages répétés, était envahi de mortels anxieux attendant leurs vols longtemps retardés ou venus chercher les êtres chers qui devaient arriver.
Gretchen se laissa aller aux larmes, et moi aussi. Elle avait une peur terrible de ne jamais me revoir, et je ne pouvais pas lui donner d’assez grandes assurances de venir la retrouver à la mission de Sainte Marguerite-Marie dans les jungles de la Guyane française, en remontant le cours du Maroni au départ de Saint-Laurent. Elle glissa avec soin l’adresse dans ma poche avec tous les numéros de la maison-mère de Caracas d’où les sœurs pourraient me donner des indications si je ne parvenais pas à trouver tout seul l’endroit. Elle avait déjà retenu une place sur un vol à minuit pour la première étape de son voyage de retour.
« D’une façon ou d’une autre, il faut que je te revoie ! me dit-elle d’une voix qui me brisait le cœur.
— Tu me reverras, ma chère, dis-je, cela, je te le promets. Je trouverai la mission. Je te trouverai. »
Le vol fut un enfer. Je ne fis guère plus que rester allongé là, plongé dans une sorte de stupeur, en attendant que l’avion explose et que mon corps mortel vole en éclats. L’absorption de grandes quantités de gin tonic ne diminuèrent pas ma peur ; et, quand je parvenais de temps en temps à en libérer mon esprit, ce n’était que pour être obsédé par les difficultés qui m’attendaient. Mon appartement de La Nouvelle-Orléans, par exemple, était plein de vêtements qui ne m’allaient plus. J’avais l’habitude de passer à travers une porte de la terrasse.
Je n’avais pas de clé maintenant pour l’escalier de la rue non plus. À vrai dire, elle se trouvait dans mon lieu de repos nocturne sous le cimetière La Fayette, un réduit secret que je ne pourrais pas réussir à atteindre avec seulement la force d’un mortel, car le passage était barré en plusieurs points par des portes que même une bande de déménageurs n’aurait pas réussi à ouvrir.
Et si le Voleur de Corps était arrivé à La Nouvelle-Orléans avant moi ? Et s’il avait saccagé mon appartement et volé tout l’argent caché là-bas ? C’était peu probable. Non, mais s’il avait volé tous les dossiers de mon pauvre agent mortel de New York… Ah ! mieux valait encore penser à l’avion qui explosait. Et puis il y avait Louis. Et si Louis n’était pas là ? Et si… Et cela continua ainsi pendant près de deux heures.
Nous amorçâmes enfin une descente terrifiante, cahotante et brinquebalante au milieu d’une tempête de proportions bibliques. J’allai reprendre Mojo, je laissai là sa cage et le fis hardiment monter à l’arrière du taxi. Et puis nous partîmes dans les rafales qui faisaient rage, avec le chauffeur mortel prenant tous les risques, tandis que Mojo et moi ne cessions d’être jetés pratiquement l’un contre l’autre.
Il était près de minuit quand enfin nous arrivâmes dans les étroites rues du centre, la pluie tombant si fort et si régulièrement que c’était à peine si l’on distinguait les maisons derrière leurs grilles. Quand j’aperçus celle, sinistre et abandonnée de la propriété de Louis, perdue parmi les arbres sombres, je réglai sa course au chauffeur, m’emparai de ma valise et entraînai Mojo sous la pluie qui tombait à verse.
Il faisait froid, oui, très froid, mais ce n’était pas aussi terrible que l’air glacé de Georgetown. À vrai dire, même sous cette pluie glaciale, le sombre et riche feuillage des magnolias géants et des chênes verts semblait rendre le monde plus gai et plus supportable. D’un autre côté, je n’avais jamais regardé avec des yeux de mortel une demeure aussi lugubre que cette grande maison abandonnée qui se dressait devant la cabane où se terrait Louis.
Pendant un moment, comme je me protégeais les yeux de la pluie pour inspecter ces fenêtres sombres et vides, j’éprouvai une peur irraisonnée en pensant qu’aucune créature n’habitait ces lieux, que j’étais fou et destiné à rester pour toujours dans ce frêle corps humain.
Mojo sauta en même temps que moi par-dessus la petite grille de fer. De concert nous nous enfonçâmes parmi les hautes herbes, contournant les ruines de la vieille véranda et traversant le jardin humide et envahi de mauvaises herbes. La nuit retentissait du fracas de la pluie, qui résonnait à mes oreilles mortelles dans un bruit de tonnerre et je faillis éclater en sanglots en voyant la petite maison, une grande masse de vignes vierges luisante de pluie qui se dressait devant moi.
Sans trop élever la voix, j’appelai Louis. J’attendis. Aucun bruit ne venait de l’intérieur. L’endroit semblait même sur le point de s’effondrer de décrépitude. À pas lents j’approchai de la porte. « Louis, repris-je, Louis, c’est moi, Lestat ! »
Prudemment, je m’aventurai à l’intérieur, parmi les amoncellements d’objets couverts de poussière. Impossible de voir ! Je parvins quand même jusqu’au bureau, guidé par la blancheur du papier, la bougie plantée là et une petite boîte d’allumettes à côté. De mes doigts tremblants et humides, je m’efforçai de craquer une allumette, ce à quoi je ne parvins qu’après plusieurs efforts infructueux. Je finis par toucher la mèche et un petit filet de lumière emplit la pièce, éclairant le fauteuil de velours rouge qui était le mien et les autres objets usés et abandonnés.
Un puissant soulagement m’envahit. J’y étais ! J’étais presque sauvé ! Et je n’étais pas fou. C’était bien mon monde, cet abominable petit endroit encombré ! Louis allait venir. Louis n’allait pas tarder ; Louis était presque là. Je faillis m’effondrer dans le fauteuil de pur épuisement. Je posai mes mains sur Mojo, pour lui gratter la tête et lui caresser les oreilles.
« Nous y sommes, mon garçon, dis-je. Et bientôt nous allons nous mettre à la poursuite de ce démon. Nous trouverons un moyen de lui faire son affaire. » Je me rendis compte que j’étais repris de tremblements, d’ailleurs je sentais dans ma poitrine les frissons familiers de la congestion. « Bonté divine, cela ne va pas recommencer, dis-je. Louis, pour l’amour du ciel, viens, viens ! Où que tu sois, reviens maintenant, j’ai besoin de toi. »
J’allais chercher dans ma poche un des nombreux mouchoirs en papier que Gretchen y avait fourrés quand je m’aperçus qu’une silhouette était plantée juste sur ma gauche, à trois centimètres seulement du bras du fauteuil et qu’une main blanche très lisse se tendait vers moi. Au même instant, Mojo se leva d’un bond, en émettant ses grognements les plus menaçants, puis fit semblant de charger l’inconnu.
J’essayai de crier, de m’identifier, mais avant même d’avoir pu ouvrir la bouche, j’avais été précipité sur le sol, assourdi par les aboiements de Mojo et je sentais la semelle d’une botte de cuir qui appuyait sur ma gorge, pressant jusqu’aux cartilages de mon cou, les écrasant avec une telle force qu’assurément ils allaient céder.
J’étais incapable de parler ni de me libérer. Le chien poussa un grand cri perçant, puis lui aussi resta silencieux et j’entendis le bruit étouffé de son grand corps s’affalant sur le sol. Je sentis même son poids sur mes jambes et je me débattis frénétiquement mais en vain. Je perdais toute raison en griffant le pied qui me bloquait, en frappant la jambe puissante qui m’immobilisait, en m’efforçant de retrouver mon souffle, seuls des grognements rauques sortant de ma bouche.
Louis, c’est Lestat. Je suis dans le corps, le corps humain.
Le pied appuyait de plus en plus fort. Je m’étranglais tandis que les os allaient être broyés, et pourtant j’étais incapable d’émettre une syllabe pour me sauver. Et au-dessus de moi dans la pénombre, je vis son visage – la subtile blancheur de cette chair qui n’avait pas tout à fait l’air d’être de la chair, l’ossature exquisément symétrique et la main délicate à demi fermée, qui planait dans l’air, dans un geste parfait d’indécision, tandis que les yeux profondément enfoncés et brillant d’un vert subtil et incandescent, me considéraient sans la moindre trace d’émotion.
De toute mon âme, je criai encore les mots, mais quand avait-il jamais été capable de deviner les pensées de ses victimes ? Moi, je l’aurais pu, mais pas lui ! Oh ! que Dieu me protège, que Gretchen me protège, hurlai-je du fond de mon âme.
Comme le pied accentuait sa pression, peut-être pour la dernière fois, ayant balayé toute hésitation, je parvins à tourner la tête vers la droite, à aspirer dans mon désespoir une toute petite bouffée d’air et à faire sortir de ma gorge étranglée un seul mot rauque : « Lestat ! » Sans cesser de me désigner désespérément de ma main droite et de l’index.
Ce fut le dernier geste dont j’étais capable. Je suffoquai et les ténèbres déferlèrent sur moi. Elles amenaient avec elle une puissante nausée et, à l’instant précis où un merveilleux vertige dissipait en moi tout souci, la pression cessa, je roulai sur le côté et me remis à quatre pattes, secoué d’une abominable quinte de toux.
« Pour l’amour de Dieu, criai-je, crachant les mots entre deux crises de toux, je suis Lestat. C’est moi, Lestat, dans ce corps ! Est-ce que tu n’aurais pas pu me laisser une chance de parler ? Massacres-tu toujours les malheureux mortels qui s’aventurent dans ta petite cabane ? Et les antiques lois de l’hospitalité, espèce d’imbécile ! Pourquoi diable ne mets-tu pas des barreaux à tes portes ! » Je parvins à me mettre, à genoux et soudain la nausée l’emporta. Je vomis un abominable flot de nourritures gâtées dans la saleté et la poussière, puis je m’écartai, tremblant et misérable, pour le dévisager.
« Tu as tué le chien, n’est-ce pas ! Espèce de monstre ! » Je me jetai sur le corps inerte de Mojo. Mais il n’était pas mort, seulement inconscient, et je sentis aussitôt le lent battement de son cœur. « Oh ! Dieu soit loué, si tu avais fait cela, jamais jamais jamais je ne t’aurais pardonné. »
Un petit gémissement monta de la gueule de Mojo, sa patte gauche s’agita et puis lentement sa droite. Je posai ma main entre ses oreilles. Oui, il revenait à lui. Il était indemne. Mais oh, quelle horrible expérience ç’avait été ! Dire qu’il avait fallu que ce fût ici que j’arrive au bord même de la mort ! De nouveau pris de rage, je tournai vers Louis un visage furibond.
Il était planté là, immobile, plein d’une stupéfaction silencieuse. Le martèlement de la pluie, les sombres rumeurs de la nuit d’hiver – tout parut soudain s’évaporer quand je le regardai. Jamais je ne l’avais vu avec des yeux de mortel. Jamais je n’avais contemplé cette beauté pâle et fantomatique. Comment les mortels pouvaient-ils croire qu’il s’agissait d’un humain quand leurs regards se posaient sur lui ? Ah ! les mains… comme celles des saints de plâtre venus à la vie dans l’ombre des grottes. Et comme le visage était totalement dépourvu de sentiment, avec ses yeux qui n’étaient pas les fenêtres de l’âme, mais deux pièges brillants comme des joyaux.
« Louis, dis-je. Le pire est arrivé. Vraiment le pire. Le Voleur de Corps a effectué l’échange. Il m’a volé mon corps et n’a aucune intention de me le rendre.
Tandis que je parlais, rien de palpable ne frémit en lui. En fait, il semblait si dépourvu de vie et si menaçant que je me lançai soudain dans un torrent de français, déversant chaque image et chaque détail dont je pouvais me souvenir dans l’espoir de lui arracher quelque réaction. Je parlai de notre dernière conversation dans cette maison même et de notre brève rencontre dans la nef de la cathédrale. Je rappelai comme il m’avait mis en garde de ne pas parler au Voleur de Corps. Et j’avouai que j’avais trouvé impossible de résister à l’offre de cet homme, que j’étais parti vers le nord pour le rencontrer et accepter sa proposition. Toujours aucun signe de vie ne se manifestait sur ce visage impitoyable, et soudain je restai silencieux. Mojo essayait de se relever, poussant de temps en temps de petits gémissements, et lentement je passai mon bras droit autour de son cou et m’appuyai contre lui, m’efforçant de reprendre haleine et lui répétant d’une voix apaisante que tout allait bien maintenant, que nous étions sauvés. Il ne lui arriverait plus rien.
Le regard de Louis passa lentement sur l’animal puis revint à moi. Et peu à peu, sa bouche imperceptiblement s’adoucit. Puis il me tendit la main et me remit debout – absolument sans mon concours ni mon consentement.
« C’est vraiment toi, dit-il dans un murmure rauque.
— Je pense bien que c’est moi. Et tu as failli me tuer, tu te rends compte ! Combien de fois essaieras-tu ce petit tour avant que toutes les horloges de la terre n’aient fini d’égrener leurs tic-tac ? J’ai besoin de ton aide, bon sang ! Et voilà qu’une fois de plus, tu essaies de me tuer ! Maintenant, voudrais-tu, je te prie, fermer ce qui reste de volet devant ces fichues fenêtres et faire du feu dans cette misérable petite cheminée ! »
Je m’affalai de nouveau dans mon fauteuil de velours rouge, toujours essoufflé ; soudain, l’étrange bruit d’une créature qui lapait attira mon attention. Je levai les yeux. Louis n’avait pas bougé. À vrai dire, il me dévisageait comme si j’étais un monstre. Mais Mojo dévorait patiemment et sans rechigner toutes les vomissures que j’avais répandues sur le sol.
J’eus un petit rire ravi, qui menaçait de tourner au fou rire hystérique.
« Je t’en prie, Louis, le feu. Allume le feu, dis-je. Je gèle dans ce corps mortel ! Secoue-toi ! – Bon Dieu, murmura-t-il. Qu’as-tu encore fait ! »